1985 – L’air de Berlin

Lucien Kayser, Carnet Culturel, in ?, 01.06.1985

De cette ville entre-deux-mondes, la dénomination dans tel roman de Tournier est terrible, pseudo-capitale qui suppure au centre de l’Europe comme une pustule inguérissable. Le vent souffle fort dans les ateliers de Berlin, pour les Salomé, Elvira Bach, Fetting, Ina Barfuss, il a dispersé une peinture pour laquelle on a repris (en allemand et sans doute encore par dérision) le nom des Fauves). Laute Bilder, à l’expression forte, criarde, comme si la ville portait au geste violent, au cri déchirant. Eh bien non, autre chose existe ou continue à exister à Berlin, moins spectaculaire, plus secret. Leise Bilder, voilà ce que montre Manfred Schling, l’un des deux artistes berlinois à exposer à la galerie La Cité (jusqu’au 2 mars). Son compère, il est vrai, est plus expressif, plus proche donc de l’air ambiant. Première caractéristique de cette exposition (qui bien sûr met sur un terrain inconnu) : deux jeunes artistes (1950,1951) chez lesquels on décèle une affinité (formelle aussi), mais les choses se manifestent tout pour faire contre. Les tableaux de Schling veulent que l’oeil les parcoure, les pénètre, s`y glisse et finisse par être absorbé, ceux de Heinig, avec leurs gestes amples, les couleurs contrastées, s’imposent avec décision. Une autre caractéristique augmente l’intérêt de l’exposition. Toujours en opposition avec l’actualité (j’évite le mot de mode, par trop péjoratif). Devant les peintures de Schling, c’est un peu comme si l’on remontait le temps, retour aux années cinquante, des noms viennent à l’esprit, pêle-mêle, libre à vous d’allonger la liste, Fautrier, Dahmen, généralement l’art informel, devant celles de Heinig, Götz, Sonderborg peut-être, devant telles gravures, Dmitrienko même. Ilja Heinig, originaire de Leipzig, a donné à une suite d’oeuvres le titre d’Outpost, référence à la situation de la ville où il vit et travaille maintenant. En même temps, il s’y traduit le mouvement expansif de son art, le caractère démonstratif. A l’opposé, l’art réservé de Schling, renfermé, introverti. Il se pourrait toutefois que la même blessure soit déterminante chez l’un et chez l’autre. Seulement ici elle est ouverte sans retenue, plaie profonde, large, là, un Blau, somnambul 1984 frissonnement de ses lèvres, comme il y a autour un délicat tremblement de la matière picturale. Il y a une grande délicatesse dans les peintures de Schling, dans ses couleurs nuancées qui inondent la toile. Des vagues légères, des bruissements de couleur, et j’aime à ce sujet mentionner quelques titres que Schling a donné à ses œuvres : Schattenspieler, Spur, melancholisch, Blau somnambule. Ils disent au spectateur l’attitude qu’il faut prendre, le lent et patient travail d’approche.

 

Blau somnambul – 1984