1982 – Exposition à la galerie Wewerka, Berlin
Reinhold Werner, pour le catalogue de l'exposition du 03 au 06 sept. 1982
Passage Infini.
Les artistes aujourd’hui, me semble-t-il, et notamment les peintres et sculpteurs, exploitent les restes. Ils les sélectionnent dans l‘abondance des témoignages du présent et du passé culturels, et avec ce geste freinent une dernière, une toute dernière fois, le processus de profanation qui semblait avoir complètement saisi l’objet esthétique. Des rebuts, on peut faire ce qu’on on veut : on peut les rapetisser et les conserver comme tels, on peut les grandir et exposer l’apparence d’une totalité, on peut les couper en morceaux et les rendre méconnaissables, on peut les traiter comme des déchets et les rendre ainsi à nouveau représentables – comme évènement esthétique ils gardent avant tout le caractère du fragmentaire qui, obstinément, renvoie, selon la manière de voir, soit à ce qui manquera, soit à ce qui a été perdu pour toujours, et c’est justement à cette condition qu’ils peuvent devenir esthétiquement complets.
L’évènement produit par les tableaux de Manfred Schling réside dans la manière de formuler le « reste » picturalement. Ses tableaux montrent des paysages imaginaires, dans lesquels quelque chose de formidable s’ajoute ou demeure, ce qui structure ce paysage et produit sa nature esthétique.
Quand l’oeil se promène dans cette nature, il ne reçoit rien qui soit une information saturée (affirmée), pas de message codé. L’œil peut vagabonder dans le champ de tension entre matière et matériau, sans être dominé par une impression déterminée. Il calera plutôt son mouvement sur celui du tableau, sans toutefois s’y perdre : un reste quelconque – une ligne, un trait, une bande qui ici et là se présentent comme des carrés, des triangles ou des graphismes-, le prendra inévitablement en charge ou s’opposera à lui, se démasque, défait l’addition.
Laquelle ? Celle qui prétend que tout calcul devrait aboutir, ou que tout sens est concluant, qu’aucun geste ne dépasse son but, que tout mouvement à sa raison, qu’aucun moment n’a servi à rien.
De cette manière, se dévoile à l‘œil la nature séductrice d’un signe qui n’est qu’ébauche et qui, pour cette raison même, est si prometteur d’une citation qui n’informe pas sur son contexte, d’une trace qui ne mène à aucune piste. Des postures. Des fétiches qui offrent un arrêt momentané, voire l’imposent. L’œil s’en détournera seulement avec hésitation.
Il visera alors une couleur tranquille, qui joue délicatement avec son voisinage, l’extrême sombre qui la suggère ou la tolère comme son propre cadre. Ni muraille de forteresse, ni délimitation avec une autre couleur. L’œil rencontrera plutôt un léger contraste (par exemple un rouge fugace au milieu d’une zone grise brillante) qui ne cherche pas à s’affirmer, qui s’installe et dont le caractère éphémère transformera, après coup, en choc la rencontre avec le Un – ce qui est perdu, ce qui est questionné. Dans ce cas, l’oeil promeneur trouvera quelque part un contrepoint qui continuera à sa place le combat dans lequel il a été impliqué pendant un court moment.
Quand il a localisé ce suppléant, il peut prendre du recul. Maintenant seulement il possède la distance permettant de voir le tableau comme une partie d’un tout. La surface se réduit alors à la section d’un mur couvert de graffitis, d’un tissu tacheté, de quelque chose de déjà utilisé, d’un reste. Le regard n’est pas pour autant tranquille. Il retourne dans le champ de tension, dans lequel le force le reste sans début ni fin. Il donne suite au désir de s’installer, d’attendre, pour être à nouveau renvoyé vers l’idée de l’infini qui ne permet pas de discernement.
Dans le meilleur des cas, un rythme devrait s’établir entre la finitude et l’infini, qui de son côté n’est pas limité. Il peut continuer de tableau en tableau, de lieu en lieu. Un lieu qui a montré qu’il se remplit sans cesse et/ou que la plénitude repose sur une interruption, un vide, un reste. Passage infini…